Manifeste des Gracques

Publié le par Réformisme et rénovation

Manifeste pour une gauche moderne

Article paru dans l'édition du 14.09.07

Les Gracques est le nom collectif choisi par un groupe d'anciens
collaborateurs du président de la République François Mitterrand et des
gouvernements des premiers ministres Michel Rocard, Pierre Bérégovoy et
Lionel Jospin (Le Monde du 2 avril). Les Gracques s'étaient fait connaître,
en mars, en appelant à un rapprochement entre Ségolène Royal et François
Bayrou. Après leur récente université d'été, ils entendent désormais
contribuer à la rénovation d'une gauche sociale-démocrate et réaliste


UNE SOCIÉTÉ PLUS JUSTE

La gauche est la force de ceux qui sont sans force, la voix de ceux qui sont
sans voix. Elle l'est à l'échelle des nations, en prônant, au nom de ses
valeurs universelles, un ordre mondial fondé sur la paix, le droit et le
développement. Elle l'est à l'échelle de chaque société, en se battant
contre la fatalité qui enfermerait les plus démunis dans leur destin social.
Elle lutte pour que les cartes soient sans cesse rebattues, que l'égalité
des chances progresse, que la redistribution sous différentes formes corrige
les inégalités de situation. En défendant d'abord les exclus, les ouvriers,
les employés, les classes moyennes, elle fait avancer l'intérêt de tous :
une société plus juste est aussi une société plus heureuse, plus dynamique
et plus sûre.

La gauche refuse le déterminisme de la naissance, la fatalité de l'exclusion
et l'immobilisme de la résignation. Elle se bat pour créer plus de
richesses, économiques, sociales, culturelles. Elle se bat pour que ces
richesses soient toujours mieux partagées entre les individus, entre les
classes sociales, entre les générations. Elle sait que la justice n'est pas
seulement ici et maintenant. Elle s'attache au long terme, à l'exigence de
créer un monde meilleur pour ceux qui suivront. Voilà pourquoi elle
considère la révolution environnementale comme une dimension essentielle de
sa vision du monde. Elle croit dans le progrès.

Comme toutes les gauches du monde, la nôtre est comptable de cet espoir de
justice. Mais elle ne parvient pas à le porter dans la durée. Elle n'a
jamais gagné deux élections générales consécutives, comme si elle était
vouée à décevoir. Les classes populaires se détournent d'elle, comme si elle
était un luxe pour ceux qui ont le temps du rêve. Pourtant, la France a
besoin d'une gauche qui ait l'envie de gagner, et la capacité, une fois au
pouvoir, de changer la vie.

UNE POLITIQUE PLUS VRAIE

Poursuivre à toute force l'idéal de justice sociale ne signifie nullement
qu'il faille refuser le réel, se mentir à soi-même et camper sur des
postures qui menacent de devenir des impostures. Par exemple, il ne suffit
pas de dire que l'on accepte le marché - comment d'ailleurs pourrait-on
faire autrement ? - si on le fait de manière résignée, honteuse, et du même
coup inefficace. La gauche doit dire clairement que l'économie de marché est
une bonne chose même si les valeurs marchandes ne doivent pas tout envahir.
Elle doit en comprendre la dynamique positive, celle qui permet de créer des
richesses collectives et individuelles et de servir finalement la justice
sociale. Il n'y a pas de contradiction entre l'économie de marché et les
exigences de la redistribution. La justice sociale, c'est d'abord le refus
des castes protégées et de la société des héritiers. Et c'est cela que
permet la dynamique du marché, parce que, bien régulé, il est le moyen de
remettre en cause les situations acquises, les privilèges et les rentes.

La gauche moderne veut mettre de la redistribution partout où il y a du
marché, et du marché régulé partout où il y a des rentes. De même, il faut
cesser de voir dans l'entreprise un ennemi. La gauche doit être favorable
aux entrepreneurs. Elle doit reconnaître l'entreprise comme source de
richesses et aussi d'intégration sociale. Le goût du risque est facteur
d'innovation et de croissance. Il faut le laisser se déployer pleinement
pour créer la dynamique économique dont toute la société a besoin.

Il faut aussi arrêter de se mentir sur le développement des échanges
internationaux. La gauche doit dire haut et fort que la mondialisation est
un progrès. C'est l'ouverture des échanges qui tire pour une large part la
croissance mondiale. C'est elle qui a permis à des centaines de millions
d'hommes et de femmes des pays en développement de sortir d'une misère
honteuse pour l'humanité. La gauche moderne est hostile au discours
démagogique du patriotisme économique, et à toutes les formes de
protectionnisme, lequel n'a apporté au mieux que le déclin, et au pire la
guerre. Elle encourage la libre circulation des biens, des capitaux, des
services et des personnes.

Elle croit, en revanche, à la gouvernance des échanges mondiaux, pour
garantir un jeu loyal de tous les acteurs et la réciprocité des ouvertures.
Elle milite aussi pour les stratégies fortes d'accompagnement que la
mondialisation rend nécessaire dans certains secteurs de notre économie ou
sur certains territoires de notre pays, afin d'empêcher que les travailleurs
ne fassent les frais de cette transformation.

Enfin, la gauche doit dire que l'Etat n'est pas tout et que la société
civile a un rôle essentiel à jouer dans la dynamique de progrès. Elle pense
qu'une bonne société est une société dans laquelle les corps intermédiaires
- associations, syndicats, collectivités locales - participent activement à
la régulation. Elle considère, par exemple, qu'une révolution est nécessaire
dans notre démocratie sociale pour produire des syndicats forts et
majoritaires, et conférer à la négociation entre partenaires sociaux le
pouvoir de créer l'essentiel du droit social, aujourd'hui accaparé par
l'Etat. De même, la gauche moderne est décentralisatrice, mais une
décentralisation qui s'accompagne d'une simplification des échelons de
collectivités, d'un frein aux dépenses publiques locales et d'une fiscalité
cohérente des territoires.

Pour se rénover, la gauche doit changer de méthode, modifier profondément
son mode de pensée, ses modèles, ses méthodes d'action, sa conception de
l'Etat, son rapport avec les citoyens. La gauche traditionnelle
réglementait, nationalisait, taxait et dépensait. Ces leviers ne répondent
plus. Pour combattre les nouvelles formes d'inégalité, de pauvreté,
d'exclusion, de discrimination, de ségrégation, pour créer la mobilité
sociale qui doit être l'objectif de la gauche, car sans elle il n'est pas de
justice, bref, pour renouer avec le progrès, il faut d'autres méthodes.

Il faut récuser le << conservatisme de gauche >> qui trahit finalement les
intérêts des travailleurs parce qu'il est incapable de faire marcher la
machine à fabriquer conjointement de la croissance économique et du progrès
social. Mais il faut aussi démasquer le << modernisme de droite >>, qui
propose de tout faire marcher à l'envers, y compris la redistribution ; de
préparer l'avenir de nos enfants en accroissant le déficit ; de relancer
l'économie par la consommation de ceux qui n'ont besoin de rien parce qu'ils
ont déjà tout ; et de revaloriser le travail en détaxant l'héritage.

Sur la base de ces choix fondamentaux, la gauche de son temps doit affirmer
ses valeurs, celles de la modernisation au service de la justice.

15 VALEURS POUR AGIR

La gauche moderne est démocrate, dans la tradition qui va de Rousseau au
mouvement antitotalitaire. Elle croit dans le pouvoir du peuple, par le
peuple, pour le peuple. Il y a encore beaucoup à faire pour que notre pays
excelle de ce point de vue, par exemple, en matière de juste représentation
des courants d'opinion dans le système législatif, des travailleurs dans
l'entreprise, ou des consommateurs dans les services publics. Le pouvoir du
peuple, ce n'est pas le pouvoir aux populistes. A ceux qui croient que l'on
gagne en simplifiant les enjeux, en réveillant les instincts et en
enflammant les passions, nous répondons que le peuple comprend la complexité
du réel. Aucune réalité n'est indicible, et seule la vérité fait durer.

La gauche moderne est libérale, dans la tradition de Montesquieu ou de
Spinoza. Elle refuse d'abandonner à la droite ce beau mot né à gauche. Elle
croit à la légitimité de l'Etat de droit, à l'efficacité des initiatives
venues de la société civile et à la nécessité des contre-pouvoirs. Elle
respecte les droits individuels. Elle estime que de nouvelles libertés sont
encore à conquérir sur l'ignorance et l'oppression, pour les minorités et
pour les femmes, et que beaucoup reste à faire pour établir véritablement
l'Etat impartial.

La gauche moderne est intégratrice. Elle croit en la liberté de conscience
et d'opinion dans une société multiculturelle. Elle entend en même temps que
soit garantie la neutralité laïque de l'espace public. La bonne intégration
des communautés d'origine étrangère dans la société française ne justifie
aucune exception à ce principe. En revanche, elle exige la mise en place,
d'une politique << d'action affirmative >> en leur faveur, aussi longtemps que
nécessaire, dont la discrimination positive devra être une des facettes.

La gauche moderne est travailliste. Elle pense que le travail reste une
valeur fondamentale pour l'intégration dans nos sociétés, comme en témoigne
le sort funeste de ceux qui n'en ont pas. Elle croit que sa mission est de
valoriser le travail et les travailleurs, ouvriers, employés, cadres, et de
permettre l'accès de tous à un emploi. Elle sait qu'une économie dynamique
n'est pas une économie qui ne détruit pas d'emplois mais une économie qui en
crée davantage encore qu'elle n'en supprime. La priorité de la gauche n'est
pas de défendre chaque emploi, mais de sécuriser chaque travailleur en lui
permettant d'accéder à un emploi, d'en changer s'il le veut, et de ne pas
avoir à redouter d'en changer s'il le doit. Elle est aussi de développer les
possibilités de progression professionnelle. Elle est enfin de lutter contre
les nouvelles souffrances au travail générées par le monde moderne.

La gauche moderne est régulatrice. Elle croit au rôle régulateur de la
puissance publique et à sa mission de correction des inégalités sociales.
Elle pense qu'il faut revoir le fonctionnement et les interventions d'un
Etat menacé d'impuissance, et qui compromet, par ses déficits et sa dette,
l'avenir de nos enfants. L'argent public est un bien rare et il le restera.
Il doit être affecté aux priorités de la croissance et de la justice
sociale, pas à la reconduction de l'existant ou à la satisfaction d'intérêts
catégoriels.

La gauche moderne croit qu'une réforme en profondeur de l'organisation de
l'Etat, fondée sur l'autonomie de décision, la mobilité des personnels et
leur responsabilisation, est la condition impérative d'une meilleure
efficacité de la dépense publique et d'une plus grande satisfaction des
consommateurs et des producteurs de services collectifs. Elle entend
appliquer cette démarche à toutes les collectivités qui concourent à la mise
en oeuvre des politiques publiques. Elle pense enfin que de nombreuses
missions de service public peuvent être exercées dans un cadre privé sous
contrôle public.

La gauche moderne est redistributrice. Elle ne croit pas que l'accumulation
de la richesse par quelques-uns est la condition nécessaire du progrès de
tous. Au contraire, elle pense que le combat continu pour l'égalité est
socialement juste et économiquement efficace. L'égalité des chances d'abord,
à travers la lutte contre la reproduction sociale à l'école. La correction
des inégalités ensuite, en matière de revenu mais aussi d'accès à l'emploi,
au logement, au transport, à la santé...

La gauche moderne pense que ce combat ne passe pas par la hausse des impôts,
mais exige de mieux redistribuer la dépense publique : c'est-à-dire de faire
payer plus aux riches les services offerts à l'ensemble de la population et
d'offrir davantage de service public aux populations qui en ont le plus
besoin. Le service public ne doit jamais faire financer par le peuple les
besoins des privilégiés ; il doit être abondant pour les pauvres et
productif pour tous. La gauche moderne est favorable à un impôt élevé sur
les successions des foyers riches, l'égalité des chances passant
nécessairement par la remise en jeu, au moins une fois par génération, des
patrimoines acquis.

La gauche moderne est progressiste. Elle croit que le progrès scientifique
et l'innovation technologique sont toujours facteur de bien-être pour le
plus grand nombre, et parfois l'occasion de remettre en cause des rentes
héritées du passé.

Elle croit que la compétitivité de notre économie et la capacité à générer
durablement le plein-emploi dépendent toujours du choix de l'innovation et
de l'adaptation plutôt que de la préservation du monde d'hier. Elle pense
que l'un des enjeux du combat pour l'égalité est de permettre à tous
d'entrer de plain-pied dans la société de la connaissance. Elle fait
confiance aux chercheurs et aux scientifiques pour produire du savoir sur ce
qui nuit à la santé et des avancées sur ce qui la sert. Elle veut que chacun
puisse accéder aux progrès thérapeutiques comme aux soins courants.

La gauche moderne est le parti de l'éducation. Elle veut à la fois
l'excellence académique et la démocratisation de l'accès aux connaissances.
Elle refuse d'avoir à choisir entre une éducation de masse médiocre ou une
éducation de haute tenue mais réservée à l'élite. La clé de voûte du progrès
social est dans un système éducatif de masse qui démocratise l'excellence,
promeut l'accès de tous à la culture, et lutte contre la reproduction des
inégalités sociales en préparant les étudiants à un marché de l'emploi
exigeant et mobile. C'est à l'école d'abord, dans l'accès à la formation
continue ensuite, que se rebattent les cartes du destin social. La gauche
moderne milite pour la recherche de l'efficacité maximale du système
éducatif et de formation, au service du combat pour l'égalité des chances.

La gauche moderne est pour le droit

à la sûreté, qu'elle reconnaît comme un élément essentiel du contrat social.
Dure contre les criminels, mais aussi dure contre les causes du crime, la
gauche moderne devra s'atteler à une réforme profonde de la justice, de la
police et des prisons, dont la fonction éminente de réparer la confiance
collective et le tissu social mérite qu'elles soient mises à l'abri des
pressions politiques ou d'une gestion médiatique. Elle veut que les Français
se sentent en confiance avec la justice de leur pays, en matière civile,
commerciale ou pénale.

La gauche moderne est écologiste. Elle veut redéfinir durablement les
relations de l'homme avec la nature. Notre génération doit dépasser la
simple prise de conscience des enjeux. Elle doit agir pour défendre aussi
bien notre environnement immédiat et quotidien que le droit de tous les
hommes aux biens essentiels que sont la qualité de l'air et l'accès à l'eau.

La gauche moderne croit que le développement des sciences et des
technologies sera aussi le développement de solutions innovantes au service
de l'environnement. Elle soutient une action spécifique orientée vers les
puissances économiques émergentes, pour qu'elles intègrent l'environnement
dans leur modèle de croissance. Elle croit dans la mise en place de
régulations internationales et d'une organisation mondiale de
l'environnement.

La gauche moderne est européenne. Parce que l'Europe est le moyen de
dépasser, à l'échelle du Vieux Continent, les égoïsmes nationaux. Et pour
qu'au sein du concert des nations, une voix s'élève en faveur d'un nouvel
ordre mondial de solidarité et de droit. La gauche moderne veut une Europe
dont la vie démocratique permette de s'en sentir citoyen, comme on l'est de
son pays. Elle veut une Europe qui agisse pour son avenir et pour la paix.

La gauche moderne est internationaliste. Elle croit en l'accomplissement
collectif d'un Etat de droit à l'échelle des Nations, et à l'utilité
d'organisations internationales puissantes. Elle entend accomplir le vieux
rêve d'un nouvel ordre international fondé sur la paix, le droit et le
développement. Elle pense que le devoir d'ingérence participe du progrès des
civilisations. Elle sait aussi que seule des actions globales sont de nature
à répondre efficacement aux effets de la croissance sur le climat, aux
migrations de masse, aux conflits régionaux, au terrorisme, à la criminalité
internationale, et croit que ces actions sont possibles et doivent être
entreprises sans tarder.

La gauche moderne est morale. Elle croit en la nécessité de l'exemplarité
des classes dirigeantes tant dans le secteur privé que dans la conduite des
affaires publiques. Les élites ne peuvent légitimement défendre la mobilité,
l'adaptation, la fluidité et bénéficier en même temps de privilèges d'emploi
ou de statut d'un autre âge. Elle est ainsi favorable à une certaine
sobriété dans le train de vie de l'Etat et des hommes publics, au non-cumul
des mandats, à la limitation de la durée des fonctions électives, et à
l'extinction des protections d'emploi dont bénéficie la haute fonction
publique.

Mais elle souhaite aussi l'exemplarité de comportement, ainsi que la
transparence et la réglementation des rémunérations et avantages des
responsables d'entreprise. On ne fait pas de projet politique avec de la
morale, mais on n'en fait pas davantage sans.

La gauche moderne est réaliste. Elle croit en la pédagogie du changement,
dans le long travail d'explication, soumis à l'exigence de rigueur et de
vérité, qui permet finalement d'entraîner l'adhésion. Elle entend assurer un
contrat entre les générations, qui protège les jeunes au lieu de les spolier
et les encourage au lieu de les freiner.

La gauche moderne est transformatrice. Elle veut changer la vie en
abolissant l'inacceptable à chaque fois qu'il est évitable. Elle refuse les
fausses fatalités. Elle veut porter l'espoir sans semer l'illusion. Elle
veut comprendre le réel et le regarder en face, pour mieux agir sur lui et
aller vers l'idéal.

Liberté, égalité, fraternité : il y a un pacte séculaire entre l'exemplarité
de la France et le progrès du monde, et c'est à la gauche qu'il est revenu
de le nouer. Reprenons l'initiative pour défendre une société ouverte,
conforme à notre idéal de justice et de progrès.

Publié dans Des proches politiques

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